Le tort du soldat est un très court roman qui se compose de deux récits. Le premier récit est celui d'un homme, traducteur et spécialiste du yiddish, hébergé dans une auberge au milieu des Dolomites, en Italie. Alors qu'il travaille sur une traduction, il croise le regard d'une femme à la table voisine, accompagné de son père. Le deuxième récit est celui de cette femme : elle y parle de son père, ancien soldat allemand qui n'éprouve aucun remords pour les horreurs commises pendant la Seconde Guerre Mondiale et dont le seul tort est, pour lui, d'avoir perdu cette guerre.
Le narrateur du premier récit pourrait être Erri De Luca lui-même car il évoque son amour pour la langue et la littérature yiddish et l'on sait qu'Erri de Luca a appris le yiddish et traduit des poètes juifs qui s'exprimaient dans cette langue. Mais, le narrateur nous parle également de la Shoah, en relatant ses impressions lors de sa visite à Auschwitz et Birkenau : "C'était un des lieux du 20e siècle où l'irréparable avait été immense. Aucune justice ultérieure, aucune défaite des responsables ne pouvait égaler la damnation commise. Il existe un seuil du crime au-delà duquel la justice est moins que du papier toilette."
Le deuxième récit apporte un point de vue intéressant, celui de la fille d'un criminel de guerre. Elle nous décrit un homme glaçant qui n'éprouve aucune culpabilité, si ce n'est celle de la défaite : "Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité." Il fait le geste de chasser les pellicules de ses épaules. "Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout. Les Alliés ont commis contre l'Allemagne des crimes de guerre absous par le triomphe."
C'est aussi un homme qui s'est senti traqué toute sa vie, obligé de travestir sa voix pour ne pas être reconnu : "Dans leurs actions, les militaires imposaient aux prisonniers de regarder à terre, il était interdit de regarder en face le soldat allemand. Mais la voix, ils devaient l'entendre. Ils pouvaient s'en souvenir. On sait bien que dans certains cas, on a pu reconnaître une personne à sa voix." Obsédé par l'échec du nazisme, il va chercher à se l'expliquer en étudiant la Kabbale, tradition judaïque, dans laquelle il croit pouvoir trouver les raisons de la défaite.
Avec ce bref roman, Erri De Luca rappelle le rôle de l'écrivain, celui de faire réfléchir sur les grandes tragédies, afin de ne pas les oublier : "Wohnungsbezirk, "zone d'habitation", c'est ainsi qu'ils appelaient l'enclos de corps mis au rebut. Ils appelaient Aussiedling, "transfert", l'envoi dans les trains blindés au camp d'extermination. Ils se couvraient en débitant de fausses expressions. C'est ce que font les pouvoirs et il revient aux écrivains de rétablir le nom des choses."
Erri De Luca est un grand écrivain dont j'admire le talent, l'écriture précise et percutante et l'engagement politique. J'ai assisté à une rencontre avec cet auteur et sa vision de l'écrivain est très intéressante : il n'invente pas ses histoires, il les rédige en s'inspirant de sa vie passée ou de ce qui s'est passé autour de lui. Pour lui, l'histoire majeure du 20e siècle, c'est l'invention de la guerre moderne et Le tort du soldat en offre un angle inédit.
Paru en 2012 en Italie chez Feltrinelli, ce roman a été traduit en français et publié aux éditions Gallimard en 2014.
Ton avis conforte mon envie de lire ce roman. Deux récits qui s'opposent et se rejoignent sur un même sujet et le talent de l'auteur, ça devrait me plaire
RépondreSupprimerOui je te le conseille ! As-tu déjà lu d'autres romans d'Erri De Luca ?
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