lundi 31 octobre 2011

1Q84, Livre 1 : Avril-Juin de Haruki Murakami

1Q84 est l'histoire de deux personnages, Tengo et Aomamé, vivant tous deux au Japon en 1984. Tengo est un professeur de mathématiques et écrivain à ses heures perdues bien qu'il n'ait encore jamais publié. Komatsu, éditeur d'une célèbre revue, lui demande de réécrire La Chrysalide de l'air, l'œuvre de Fukaéri, une jeune lycéenne dyslexique, afin qu'elle soit présentée au prix des Jeunes Auteurs. Tengo émet d'abord des doutes quant à la moralité de cette idée. Mais après avoir lu le manuscrit, il est complètement submergé par le potentiel du texte et accepte de le remanier. Tengo rencontre Fukaéri et découvre alors l'existence d'une secte religieuse, les Précurseurs, dont Fukaéri semble s'être échappée. 
Aomamé, quant à elle, est une belle jeune femme de 29 ans, qui exerce le métier de professeur de sport et... de tueuse à gages. Elle est recrutée par une vieille femme riche qui a créé un refuge pour femmes battues et maltraitées. Lorsque la justice est incapable d'aider ces femmes, la vieille femme fait appel à Aomamé et son pic à glace. Un jour, Aomamé remarque des choses étonnantes : les uniformes et armes des policiers ont changé suite à de violentes émeutes dont elle n'avait jamais entendu parler alors qu'elle suit la presse régulièrement et tout le monde semble au courant, sauf elle ! Quand une deuxième lune apparaît dans le ciel sans étonner le moins du monde les gens qui l'entourent, Aomamé comprend qu'elle vit à présent dans un monde parallèle, l'année 1Q84, et qu'elle est la seule à se souvenir du monde originel, l'année 1984.
Petit à petit, on découvre des liens entre Tengo et Aomané, et leurs histoires respectives. Tout semble tourner autour de la Secte des Précurseurs et des Little people, dont Haruki Murakami se plaît à garder le mystère.

Mon avis :  

L'histoire est un peu longue à a se mettre en place, car, avec ce premier tome, Murakami présente le contexte : les personnages et leur passé, la secte des Précurseurs et son origine. Ce qui donne d'assez longs passages de dialogues ou de récits personnels, et peu d'action. Mais Murakami a le don d'éveiller l'intérêt du lecteur dans son récit. Petit à petit, l'auteur glisse des éléments fantastiques, qui viennent perturber le lecteur et le garder attentif et actif :  je n'ai cessé de m'interroger, de chercher à relier tel passage à tel passage, de relier Tengo à Aomamé. L'histoire n'en devient que plus captivante et  Murakami excelle dans l'introduction du fantastique, du "bizarre" à petites touches insidieuses.

Les thèmes évoqués sont divers et variés : les sectes religieuses, l'Histoire, les relations familiales, la violence envers les femmes, la sexualité mais aussi l'écriture. Les personnages, bien qu'au premier abord un peu froids, deviennent attachants au fil des flashbacks du récit. Ils ont en tout cas une personnalité très riche et une histoire hors du commun.
1Q84 fait référence au roman 1984, fameuse dystopie de George Orwell : en effet, les protagonistes de 1984 vivent dans une année "imaginaire", inventée par Orwell, tandis qu'Aomamé se retrouve dans un monde parallèle, le monde 1Q84.

Dans le tome 1 de 1Q84, les éléments de l'intrigue (complexe) se mettent en place : c'est le premier tome d'une trilogie, le tome 2 est déjà en librairie et le tome 3 sortira en mars 2012. On se pose donc beaucoup de questions en lisant, et on obtient peu de réponses à la fin de ce tome. Une fois le livre terminé, on a qu'une seule envie : courir en librairie acheter le tome 2 !

Un extrait :

1Q84 - voilà comment je vais appeler ce nouveau monde, décida Aomamé. 
Q, c'est la lettre initiale du mot Question. Le signe de quelque chose qui est chargé d'interrogations. [...]
Que cela me plaise ou non, je me trouve à présent dans l'année 1Q84. L'année 1984 que je connaissais n'existe plus nulle part. Je suis maintenant en 1Q84. L'air a changé, le paysage a changé. Il  faut que je m'acclimate le mieux possible à ce monde lourd d'interrogations. Comme un animal lâché dans une forêt inconnue. Pour survivre et assurer ma sauvegarde, je dois en comprendre au plus tôt les règles et m'y adapter.


Ceci est ma participation aux Matchs de la rentrée littéraire : merci à Rémi Gonseau de PriceMinister et aux éditions Belfond pour l'envoi du livre !

Challenge de Hérisson !

jeudi 27 octobre 2011

Avec mon meilleur souvenir de Françoise Sagan

En 1984, Françoise Sagan publie Avec mon meilleur souvenir, composé de dix textes sur des rencontres et souvenirs marquants de sa vie. 

Billie Holiday, Tennesse Williams, Orson Welles, Rudolf Noureev, Jean-Paul Sartre, voilà des noms connus que Sagan a pu rencontrer au cours de sa vie et dont elle fait ici un portrait édifiant, un hommage à ces personnalités qu'elle a admirées et aimées. Elle a su saisir dans ces textes leur caractère profondément humain, au-delà de leur talent évident. Mais en lisant ces récits de rencontre, on en apprend également sur Françoise Sagan elle-même, sur sa vie et sur sa remarquable humilité, sa capacité à aimer les gens  pour ce qu'ils sont et à les admirer en toute modestie.

Dans d'autres textes, c'est avec beaucoup d'humour et d'autodérision que Sagan fait l'éloge des fâcheuses tendances qu'on lui a souvent reprochées : le jeu, la vitesse et la vie de nuit (à Saint-Tropez). Elle se plaît ici à raconter ses anecdotes de parties dangereuses au casino, à partager ses émotions quand elle est lancée à pleine vitesse sur une route de campagne et à revenir avec nostalgie sur ce qu'était Saint-Tropez avant et ce que la ville est devenue.

Sagan évoque également son histoire avec le théâtre, son travail avec les acteurs, ses réussites et ses échecs. Elle admet avec sincérité être un piètre metteur-en-scène et nous offre des anecdotes toutes plus drôles les unes que les autres.

Enfin, dans un dernier chapitre, Françoise Sagan présente les lectures marquantes de son adolescence et ensuite de sa vie et écrit alors, à propos des Illuminations de Rimbaud, ce bel hommage à la littérature  : "Quelqu'un avait écrit cela, quelqu'un avait eu le génie, le bonheur d'écrire cela, cela qui était la beauté sur la terre, qui était la preuve par neuf, la démonstration finale de ce que je soupçonnais depuis mon premier livre illustré, à savoir que la littérature était tout. Qu'elle était tout en soi, et que même si quelque aveugle, égaré dans les affaires ou les autres beaux-arts, l'ignorait encore, moi du moins, à présent, je le savais. Elle était tout : la plus, la pire, la fatale, et il n'y avait rien d'autre à faire, une fois qu'on le savait, rien d'autre que de se colleter avec elle et avec les mots, ses esclaves et nos maîtres. Il fallait courir avec elle, se hisser vers elle et cela à n'importe quelle hauteur : et cela, même après avoir lu ce que je venais de lire, que je ne pourrais jamais écrire mais qui m'obligeait, de par sa beauté même, à courir dans le même sens.".

J'ai lu Avec mon meilleur souvenir avec beaucoup de plaisir, et je le conseille à tous ceux qui veulent découvrir une Françoise Sagan attachante, humble et drôle, passionnée et aimante, et dont l'écriture est toujours à mes yeux simplement belle.

Challenge Françoise Sagan organisé
par Delphine's books et les Livres de George !

vendredi 21 octobre 2011

Chiens Féraux de Felipe Becerra Calderón

L'histoire de Chiens Féraux se déroule dans le nord du Chili en 1980, sous la dictature de Pinochet. Le roman met en scène Carlos et sa femme Rocío. Carlos est lieutenant de police affecté dans la réserve de Huara située en plein désert et ses longues journées sont emplies d'ennui et de solitude. Rocío quant à elle, reste seule et inoccupée dans leur maison. Seule ? Pas vraiment, car elle ne cesse de voir des villageois autochtones qui fuient les "blancs", des chiens féraux (animaux domestiques retournés à l'état sauvage) et surtout elle entend des voix d'enfants dans sa tête qui la harcèlent en permanence.

Chiens Féraux est un livre déroutant, qui oscille sans cesse entre réalité et hallucinations. Au début, l'histoire est très ancrée dans le réel : Carlos passe dix heures par jour dans la réserve à noter dans un registre tout événement survenu, et il n'y en a que très peu dans ce désert. Mais, petit à petit, les choses basculent, et Carlos commence à voir une tâche sur l'horizon qui s'approche : simple effet d'optique ou élément fantastique ?

"Je l'ai vue seulement ce matin, en revenant des toilettes. Au début, ce n'était qu'une tâche à l'horizon. Pendant un moment, j'ai cru que c'était une sorte de tornade, une tempête de sable ou autre chose de ce genre. Mais là, cet après-midi, on dirait comme une bête en train de fondre. Elle a grandi et approche lentement. J'ignore quelle est sa nature et quelles sont ses intentions, mais je suis certain qu'elle s'approche, qu'elle vient de ce côté. Voilà quelques heures, j'ai chargé mon revolver. Ma main tremble. Je n'arrive pas à écrire lisiblement. Il vaudrait peut-être mieux ne pas mentionner cette tâche."

Quant à Rocío, elle est habitée dès le début par des voix d'enfants qui l'appellent Maman et veulent raconter son histoire, se faisant tour à tour aimants et violents. La nuit, elle ne parvient pas à dormir et elle semble être la seule à voir ces familles de villageois qui viennent fouiller les poubelles des blancs.

"On ne peut pas continuer comme ça. Les amis veulent connaître ton histoire. Leur confier ce qui t'est arrivé ne te fera aucun tort. Et nous, on sera soulagés. Tu vas voir, maman chérie, on ne pleurera plus, on ne va plus te griffer, la nuit, on ne cognera plus sur ta tête pour que tu t'ouvres de part en part. Tu vas voir, on sera bien sages."

Chiens Féraux (titre original : Bagual) est le premier roman de Felipe Becerra Calderón, qu'il a commencé à écrire à dix-neuf ans et qui a obtenu le prix Robert Bolaño en 2006. C'est un roman polyphonique où se croisent les pensées de Rocío, les voix qu'elle entend et l'écriture quotidienne de Carlos dans son registre, dans lequel il va trouver un certain réconfort devant la folie qui semble menacer sa femme et lui-même. J'ai aimé l'écriture de Calderón, admirablement bien rendu par les traductrices. J'ai trouvé ce roman perturbant, parfois difficile à suivre tant les personnages plongent dans le délire, mais très intense. C'est une lecture dont je suis ressortie un peu mal à l'aise, en revenant sur certains passages plusieurs fois pour bien en saisir le sens et la beauté.

Lu dans le cadre de l'opération Masse critique de Babelio, merci aux éditions Anne Carrière et à Babelio pour leur partenariat !







C'est aussi ma première participation au Challenge 1% Rentrée littéraire 2011 organisé par Hérisson !

samedi 15 octobre 2011

Nuit et jour de Virginia Woolf

Nuit et jour de Virginia Woolf, c'est un peu Santa Barbara : on y découvre quatre personnages confrontés à leurs sentiments qui varient sans cesse entre amour et amitié. Mary Datchet, qui travaille dans une association pour le droit de vote des femmes, est amoureuse de Ralph Denham, jeune avocat, qui est amoureux de Katherine Hilbery, qui est fiancée, sans l'aimer, à William Rodney, qui, lui, l'aime. Ouf. Au fil du roman, les couples se font et se refont, au gré des saisons.

Ce serait pourtant très réducteur de résumer le roman de Virginia Woolf ainsi. L'auteure y développe plusieurs thèmes dont :

- le mariage : une femme est-elle obligée de se marier, même sans amour, à la différence des hommes qui peuvent vivre seuls ? Katherine Hilbery, sans doute le personnage le plus intéressant de ce roman, est issue d'une famille aisée, petite-fille d'un grand poète et condamnée à servir le thé tous les jours dans le salon de sa mère, à qui elle apporte son aide pour la rédaction de la biographie de l'illustre grand-père. Mais Katherine rêve de tout autre chose :"Elle ne voulait épouser personne. Elle voulait partir, seule, de préférence dans une lande nordique désolée, pour étudier les mathématiques et l'astronomie.". Et parce qu'elle veut quitter la maison familiale, elle est prête à se marier  sans amour avec William Rodney, un de ses très proches amis. Le but d'une vie de femme doit-elle être obligatoirement le mariage ?

- le féminisme et la question du travail féminin : Mary Datchett travaille pour une association qui milite pour le droit de vote des femmes. Indépendante et moderne, elle fait passer son travail avant tout, même avant son amour pour Ralph Denham qui vient parfois la perturber, ce dont elle se sent très coupable. Elle est active et convaincue de la nécessité pour une femme de travailler. Elle renoncera d'ailleurs à l'amour, pour son travail et la cause qu'elle défend. Cette réflexion sur le féminisme m'est apparue peu aboutie, et donc peu convaincante. Le personnage de Mary Datchett n'est pas sympathique, trop ancré dans le réel, et peu romanesque.

Il s'agit du deuxième roman de Virginia Woolf, publié en 1919, et donc six ans avant le splendide Mrs. Dalloway. Certes, j'ai été transportée et Virginia Woolf est maitresse dans l'art de laisser vagabonder les pensées de ces personnages, mais le roman reste très classique dans sa construction et le manque d'action se ressent parfois durement. On sent très bien l'influence de Jane Austen (que j'adore) dans les relations entre les personnages, les dialogues etc. Il y a aussi de l'humour dans ce roman, notamment à travers le personnage de Mrs. Hilbery, la mère de Katherine, un peu excentrique et désinvolte. Mais Nuit et jour est avant tout mélancolique et alterne les passages de profonde tristesse, voir de désespoir, avec des moments plus gais, moins sérieux. C'est peut-être là une explication du titre, la vie qui s'écoule jour après jour, entre ombre et lumière.


Quelques extraits :

Katherine : "D'abord j'aime beaucoup William. Vous ne pouvez pas le nier. Je le connais mieux que quiconque ou presque. Mais, je l'avoue, si je l'épouse, c'est parce que - je serai très franche avec vous, vous ne devrez souffler mot à personne de ce que je vais vous dire - si je l'épouse, c'est parce que je veux me marier. Je veux avoir une maison à moi. La vie n'est plus possible chez nous. Vous, vous n'avez aucun problème, Henry ; vous pouvez faire ce que vous voulez. Moi, je dois toujours être là. Vous savez bien comment cela se passe à la maison. Vous ne seriez pas heureux non plus si vous ne faisiez rien. Ce n'est pas que je n'aie pas le temps - c'est l'atmosphère."

Mary : - "Je pensais à Katherine. Il y a quelque chose qu'elle ne comprend pas à propos du travail. Elle n' a jamais eu besoin de travailler. Elle ne sait pas ce que c'est que travailler. Moi-même, je ne l'ai su qu'assez tard. Mais c'est ce qui nous sauve, j'en suis sûre.
- Ne pensez-vous pas qu'il existe autre chose que le travail ? demanda-t-il hésitant.
- Rien sur quoi l'on puisse compter, répondit-elle. [...] Que serais-je devenue si je n'étais pas obligée d'aller au bureau tous les matins ? Des milliers de personnes vous diront la même chose - des milliers de femmes. C'est le travail qui m' sauvée, Ralph, pas autre chose."

Lu dans le cadre du challenge "Un mot, des titres...", organisé par Calypso du blog "Aperto Libro". 

jeudi 6 octobre 2011

La Décapoute d'Hervé Mestron

Le narrateur, un contrebassiste professionnel, voyage de Tokyo à Deauville au gré des contrats et concerts. Sa vie n’est pas de tout repos mais heureusement qu’il est entouré de ses « amis » : Marie-Sophie la cafetière, Francis le grille-pain et surtout, Denise sa contrebasse, compagne fidèle avec laquelle il partage son lit. Un jour, son agent l’appelle pour un remplacement au casino de Deauville. Il y rencontre Mélanie, c’est le coup de foudre réciproque, du moins le croit-il…

Le coup de foudre est une réminiscence du futur, une vision prémonitoire que les cellules perçoivent avant le cerveau. Je sais que c’est elle et ça me fait une drôle d’impression. Je vais finir ma vie avec cette femme, c’est à la fois simple et vertigineux. Je me demande ce qu’elle prend le matin, thé ou chocolat ?

Entre répétitions du concert et histoires d’amour, le narrateur nous emmène dans son univers loufoque, déconnecté du monde réel. Il interprète les faits à sa manière et voit des signes là où il n’y en a pas, ce qui donne fait du texte un récit comique, burlesque. Pourtant le récit est très réaliste, voire terre-à-terre : une pizza devant la télévision, un portefeuille oublié, un lit plein d’acariens. Mais Hervé Mestron introduit des éléments surprenants dans la vie du narrateur à travers des objets qui prennent vie (un frigo qui râle, un ouvre-boîte qui prétend être autiste…). Le « personnage » le plus original est sans nul doute Denise la contrebasse, jalouse et possessive, qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de Mélanie dans la vie du narrateur.

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce texte, assez court, d’Hervé Mestron. J’ai souvent souri devant son écriture simple et ses références actuelles (Ikea, Casino, Dim etc.). Pourtant, tout n’est pas comique dans ce récit : Hervé Mestron y fait aussi une réflexion sur la solitude du musicien, qui voyage à travers le monde car « On ne joue pas une symphonie de Beethoven seul sur son canapé ». La fin, très inattendue, est carrément morbide. Au niveau du rythme, le texte gagne à être court, car plus long, il deviendrait peut-être un peu lassant. Hervé Mestron allie à merveille l'humour noir et le burlesque dans un texte tragi-comique qui mérite vraiment le détour.

La Décapoute fait partie de la série « Le Musicos », qui regroupe d'autres textes d'Hervé Mestron, alliant musique et humour autour du personnage du contrebassiste et publiés aux éditions Symétrie. Je pense bien me les procurer !

Sur l'auteur : Hervé Mestron est musicien, auteur de romans, polars et livres pour la jeunesse, scénariste et auteur de fictions pour France Inter. Plus d'informations sur son site.

Extraits :

J’arrive de Tokyo. Retour dans le caveau familial. Je ne suis qu’amour et j’ai un petit mot gentil pour tout le monde. Le radiateur du couloir, le placard encastré, le clou auquel j’accroche mon trousseau de clefs. Je suis quelqu’un de très organisé. Un compliment, une caresse, pour moi ce n’est pas grand-chose, pour eux c’est tellement important. Je suis accueilli en héros. Je suis le seul dans cette maison à entrer et sortir avec une sorte d’autonomie parfaite, cela force le respect.

Douce nuit tisanière. Les meubles chuchotent entre eux. Une langue sourde, âpre, une musique de pieds de table. Un mélange de néerlandais et d'auvergnat. le parquet craque alors que personne, pas même mon regard, ne marche sur les lattes de bois. Et lorsque le lustre se met à remuer comme une pendule, une alarme se déclenche en moi. Attention, fantômes. Instinctivement, je cherche la main de Denise. Mais la place à côté de moi est vide. Ni tiède, ni froide, seulement glaciale. A travers le chant de cette maison hantée, j'ai l'impression d'entendre l'écho de mes agitations intérieures. Ceux qui ont trouvé l'âme sœur, même chiante, ne connaissent pas leur bonheur. Oh non. La solitude, c'est bien au soleil, avec des filles en bikini, mais dans le noir, sur un lit qui pleure en vieux français, c'est terrible. 

Merci aux éditions Symétrie et aux Agents Littéraires pour leur partenariat !

Si vous ne connaissez pas encore les Agents littéraires, allez faire un tour sur leur site. L'objectif de leur blog est de repérer les auteurs peu médiatisés et les petits éditeurs indépendant,s pour en faire la promotion sur Internet et ainsi nous les faire découvrir. 

lundi 3 octobre 2011

La douleur de Marguerite Duras

En 1985, Marguerite Duras publie chez P.O.L. un recueil de textes sous le nom de La Douleur. Le premier texte, dont le recueil porte le nom, est le plus long et aussi le plus intense. Il s'agit d'un journal écrit à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et retrouvé par Marguerite Duras des années après. Elle y raconte l'attente du retour de son mari, Robert Antelme, résistant déporté le 1er juin 1944 dans un camp de concentration.

Avril 1944. Certains prisonniers et déportés français reviennent à Paris. Duras et son amant D. (Dyonis Mascolo) s'occupent de réunir leurs noms, toutes informations susceptibles d'aider à trouver les personnes non encore revenues et de prévenir les familles qui attendent le retour d'un être cher. C'est aussi le cas de Marguerite Duras qui est sans nouvelle de son mari déporté depuis presque un an. En proie à cette terrible attente, à ce doute cruel (est-il seulement encore vivant ?), elle est totalement désemparée, ne se nourrit plus, ne dort plus, ne vit plus, malgré le soutien de D.. Elle ne cesse d'imaginer son mari mort, ou vivant ses derniers moments, quitte à s'en rendre malade.

Finalement, Jacques Morland (un des noms de guerre de François Mitterrand) retrouve Robert Antelme à Dachau et en informe Duras. Robert Antelme revient grâce à l'aide de ses amis, mais il est presque mort suite à des mois de mauvais traitements. Duras ne le reconnaît plus. Tous s'acharnent à redonner vie à ce corps et cet esprit détruits par les camps de concentration. Ils y arriveront mais à jamais Robert Antelme sera changé, et peut-être aussi l'amour que Duras lui portait...

Encore une fois j'ai apprécié la "voix" de Marguerite Duras, son style et son écriture. Le thème abordé est des plus durs, celui de l'attente d'un être aimé, du doute terrible et Duras parvient à merveille à nous le faire partager, ressentir. Bien qu'intime, son journal apporte des éléments historiques sur la fin de la guerre : retour des déportés, Jacques Morland, De Gaulle... et l'avis de Duras sur ces événements. Enfin, le portrait  que Duras fait de Robert Antelme à son retour est très dur et elle ne nous épargne aucun détail de sa dégradation physique. A lire en étant préparé !

Extraits :

Dès ce nom, Robert L., je pleure. Je pleure encore. Je pleurerai toute ma vie.

Berlin flambe. Elle sera brûlée jusqu'à la racine. Entre ses ruines, le sang allemand coulera. Quelquefois on croit sentir l'odeur de ce sang. Le voir. Un prêtre prisonnier a ramené au centre un orphelin allemand. Il le tenait par la main, il en était fier, il le montrait, il expliquait comment il l'avait trouvé, que ce n'était pas de sa faute, à ce pauvre enfant. Les femmes le regardaient mal. Il s'arrogeait le droit de déjà pardonner, de déjà absoudre. Il ne revenait d'aucune douleur, d'aucune attente. Il se permettait d'exercer ce droit de pardonner, d'absoudre là, tout de suite, séance tenante, sans aucunement connaître la haine dans laquelle on était, terrible et bonne, consolante, comme une foi en Dieu. Alors de quoi parlait-il ? Jamais un prêtre n'a paru aussi incongru. Les femmes détournaient leurs regards, elles crachaient sur le sourire épanoui de clémence et de clarté. Ignoraient l'enfant. Tout se divisait. Restait d'un côté le front des femmes, compact, irréductible. Et de l'autre côté cet homme seul qui avait raison dans un langage que les femmes ne comprenaient plus.  

Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s'éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d'être arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci. C'est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d'un tunnel. C'est un sourire de confusion. Il s'excuse d'en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s'évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c'est lui, Robert L., dans sa totalité.